Vendredi soir. Il pleut. La route est glissante, mais l’envie est pressante de rejoindre Marchienne-au-pont et les résidents du Maillon qui exposent leur travail. Hébergés habituellement à Gilly, ils sont pour quelques semaines les hôtes de la Maison pour Associations.
Cela fait douze ans que je les croise… ces résidents. Douze ans que je sais combien ils sont riches de leurs différences. Aujourd’hui, une fois de plus, leur différence devient référence.
Pour fêter les 40 ans de leur Maison, ils ont dessiné, peint, sculpté… avec Mina, leur éducatrice. Ils ont dit, avec simplicité, parfois naïveté, ce qu’ils avaient dans leur cœur. Pas sur le cœur, dans leur cœur. Et cela rebondit sur le nôtre.
- Bonjour Madame. Vous savez que c’est moi qui ai fait ça ?
- – La sculpture ?
- – Non, le truc avec la frigolite
- – C’est une œuvre, vous savez, c’est un travail d’artiste
- – Ah ? Et on a mis dessus un produit pour que ça brille. Ça brille, j’aime bien.
- – Et vous avez réalisé d’autres choses ?
- – Oui, le petit dessin, là… les maisons qui volent avec des ballons, mais bientôt je vais en faire de grands, je vais oser.
- – Je suis très impressionnée… Comment vous appelez-vous ?
- – Je suis Robert, c’est écrit dessus.
Merci Robert. L’essentiel est énoncé : vous aimez que cela brille et vous allez oser.
Les familles et les amis des artistes déambulent, regardent, s’étonnent. Il y a du monde. Les invités profitent du magnifique buffet de Noëlla, la Directrice répertorie les œuvres déjà vendues… et prend les commandes ! En me promenant au milieu des œuvres, je découvre, à leurs côtés, leur univers. Certains voient des fleurs en hiver ou la lune ; un autre, plus mystique, que l’Immaculée est aussi inaccessible que l’Himalaya ou que les Boyards sont partout.
Je perçois les influences, le travail, la recherche sur les textures et les matières. Tout se confond. Les différentes réalisations sont inspirées d’art africain, de photos du Maroc, de graphismes, de Mondrian (aux formes plus arrondies, presque féminines), d’une femme rêvée aux longs cheveux à la coiffure asymétrique. Mais d’où vient-elle ? L’a-t-il rencontrée ? Sait-il son nom ? Sait-elle qu’elle est partout dans sa tête ? Qu’elle a pris toutes les couleurs qu’il trouve ? Que dans son regard et ses dessins, elle prend souvent un air étonné et souriant ?
Comme souvent, je cherche des explications. Je cherche à comprendre d’où vient leur inspiration, quelle technique a été utilisée, quelle matière. Cela a-t-il été cuit ? Seulement séché ? Je regarde en biais, j’approche la main, mais je ne touche pas, je recule, je reviens. Comment ce tableau-montage peut-il dire tant de choses sur quelques cm2 à peine ? Je réalise vite qu’il est inutile d’espérer des réponses. Il suffit de regarder et de profiter du moment, des couleurs. Les toiles et les dessins, les sculptures et les poteries s’offrent à chacun de nous et tous nous y voyons ce que nous voulons : l’expression d’un sentiment, d’une peur, d’une obsession sans doute lorsqu’une forme est répétée sans fin, comme dans ce dessin (« Le dossier ») où le graphisme fait penser à de l’écriture automatique, avec le mot le plus long de la Terre et de l’Univers.
Est-ce la composition qui compte ? Les couleurs ? L’harmonie ? Je suppose que tout cela procède d’un équilibre étrange et précaire. Ces artistes me rappellent que nous pouvons tous trouver un équilibre et être impliqué dans un projet plus grand que nous-mêmes. Ils me disent aussi que si leur expression est parfois naïve, voire enfantine, elle recèle de la maturité, celle qui les tient debout dans ce monde.
J’imagine bien la construction du programme des 40 ans du Maillon ! Les projets les plus fous ont été retenus : brasser une bière-anniversaire, faire monter les résidents sur scène, inviter à un repas gastronomique… dresser une exposition. La folie était partagée ! Mais dans cette expo… qu’est-ce qui est le plus fou ? Avoir rêvé de l’organiser, avoir espéré que le travail des résidents serait abouti, avoir mis des pinceaux et des couleurs dans leurs mains, avoir imaginé que leur différence serait un atout artistique… ? Tout est fou et beau à la fois. La folie aurait été en tous cas de ne pas faire tout cela, ou d’avoir gardé ces travaux dans le secret d’un atelier pour personnes handicapées. Ils méritaient de sortir de « l’ombre », car dans les yeux et le cœur de ceux qui les ont découvert, une petite lumière scintille dorénavant.
Ce soir, j’ai vu une mère embrasser sa fille handicapée devant l’un de ces tableaux, une petite fille rire toute seule au pied d’une sculpture, un grand jeune homme accoudé au bar et fier de servir des apéros à sa famille. J’ai vu des éducatrices entourant leurs résidents. J’ai écouté une ancienne de la Maison me raconter des anecdotes et partager sa tristesse au sujet du décès de l’un des artistes exposés. Au-delà des murs de cette exposition, il y a un monde qui s’agite et qui souffle. Mais dans les murs, pour quelques jours, il y a des artistes qui se posent et s’exposent et qui respirent le bonheur d’être là.
Anne, une amie du Maillon